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6 février 2013

Le tournant néo-libéral en France

Classé dans : Article — admin @ 19 h 29 min

Avant-propos

Cet article semblera vouloir prendre des airs d’article universitaire. C’est qu’à l’origine, il est un exposé (dont vous lisez une version améliorée) réalisé pour un cours de sciences politiques : la forme qui se veut assez neutre et dépassionnée, les notes de bas de page multiples, ne sont donc pas l’expression de quelque ambition pompeuse, mais bien les conditions dans lesquelles il devait être réalisé initialement, et quelque chose qu’il aurait été à mon sens dommage de supprimer. Je me suis dit que le sujet pouvait intéresser la communauté du forum – autant pour les débats entre anti et libéraux que pour donner à tous plus d’informations sur le sujet. Bonne lecture !

Introduction

Il est des citations qui symbolisent des politiques. Ainsi d’aucuns pouvaient-ils parler de « l’ardente obligation » du Plan [1], arguer que « c’est à l’Etat, aujourd’hui comme hier, qu’il incombe de construire la puissance nationale, laquelle, maintenant, dépend de l’économie… »[2], ou déclarer qu’ « entre les communistes et nous, il n y a rien »[3], et cela correspondait à leurs actes au pouvoir. D’autres ont pu, pareillement, défendre qu’il fallait « réconcilier la France avec l’entreprise »[4], « dégraisser le mammouth »[5], assurer qu’ « il ne faut pas tout attendre de l’Etat»[6], et promettre comme politique « la monnaie, la rigueur, l’Europe »[7], et appliquer ces idées-là. Ces citations, toutefois, témoignent de deux conceptions opposées de la politique économique, et hormis leur relatif éloignement temporel, on ne peut que constater l’apparente contradiction des paroles et du bord politique de ceux qui les prononcent : les premières citations, impliquant un rôle crucial de l’Etat dans la société, proviennent de personnalités classées à droite. Les secondes, aux implications fortement libérales, sont le fait d’individus qui se réclament de gauche. Que cela signifie-t-il ? A priori, une évolution idéologique des deux camps, car on peut retrouver dans les discours et les politiques de droite les plus récentes de semblables positions libérales. Mais ce changement ne va-t-il pas au-delà ? Ce ralliement au libéralisme n’a-t-il affecté, et n’est-il venu que des acteurs politiques eux-mêmes, ou a-t-il touché d’autres parts de la société ? Comment, pourquoi et sous quelle forme ? Cela s’est-il fait brutalement, comme avec l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir au Royaume-Uni, ou alors sous la forme d’une lente évolution ? Autrement dit – et ce sera la question qui sous-tendra cet article – : comment s’effectue le tournant néo-libéral en France ? Pareille interrogation requiert de définir le néo-libéralisme, terme souvent employé pour recouvrir de nombreux courants libéraux (monétarisme, laisser-faire, ordo-libéralisme…). Nous l’utiliserons ici pour désigner le courant de pensée spécifiquement français, qui est apparu dans les années 30 et qui accorde une place à l’État pour fixer le cadre économique : plutôt que de disparaître ou de se restreindre à des compétences régaliennes, celui-ci doit, en instaurant une juridiction efficace, lutter contre l’apparition de monopoles et d’oligopoles, et permettre ainsi à la concurrence de jouer. Cette vision qui fait de l’État un acteur du système économique fait néanmoins attention à limiter ses actions : celui-ci n’est fondé que dans l’élaboration du cadre économique. Toute intervention dans le processus – redistribution, nationalisation, investissements, taxes… – est lourdement critiquée. Un système d’aides aux plus démunis peut néanmoins être envisagé, avec force limitations. On constate donc que le néo-libéralisme à la française n’est pas seulement une version avec quelques retouches cosmétiques du libéralisme traditionnel, pas plus qu’il n’est une sorte d’ « ultralibéralisme » qui prônerait la fin de l’État et de toute régulation[8],[9] – et on ne peut qu’insister sur l’importance de distinguer les deux, qui va bien au-delà d’une simple querelle sémantique[10]. Ce point établi, nous allons distinguer deux parties à notre article : une première pour étudier l’origine du tournant néo-libéral qu’est la crise de l’État-providence et les effets induits chez l’élite française ; et une seconde pour étudier l’évolution des politiques appliquées par les gouvernements, qui confirmeront peu à peu la place du néo-libéralisme dans la politique française.

I) Le ralliement des élites

Si le néo-libéralisme naît dans les années 30, en période de plein discrédit du laisser-faire traditionnel, il n’a pas beaucoup de temps pour s’imposer : le Colloque Walter Lippman, moment fondateur de cette doctrine, a lieu en 1938, après le Front Populaire et moins de deux ans avant l’instauration du régime de Vichy, qui posera les bases de la planification française et tentera de faire renaître le corporatisme. Suivront la Libération, les années 44-46 faites de nationalisations et d’interventionnisme, la IVème République qui développera l’État providence, et enfin la Vème République gaullienne, apogée du planisme français. Politiquement, les libéraux de toute sorte sont marginalisés : le système des trente glorieuses fonctionne et une économie dont l’État ne se mêlerait pas parait une idée grotesque pour l’essentiel de la population. Le néo-libéralisme survit intellectuellement dans quelques catégories (patronat, cercles intellectuels libéraux, une fraction de la droite…) mais sans pouvoir exister au-delà. La crise du modèle français dans les années 70 va leur permettre de revenir sur le devant de la scène.

A) La crise de l’État-providence

À partir des années 70, l’État-providence semble confronté à ses propres limites : retour d’un chômage conséquent, ralentissement de la croissance, creusement des déficits… Pierre Rosanvallon relève trois « crises » de l’État providence[11] : une crise financière (issue du ralentissement de la croissance, qui empêche l’État de financer son système de protection sociale), une crise d’efficacité (le système de protection sociale ne s’étant pas adapté au changement du monde) et une crise de légitimité induite par les deux précédentes (la crise économique fait que l’État prête le flanc aux critiques des libéraux). Plus largement, le modèle keynésien s’épuise : l’ouverture progressive des économies rend les politiques de relance moins efficace et impose aux entreprises comme aux États de s’adapter à des modèles étrangers. Pire : la « stagflation » (absence ou faiblesse de la croissance économique et inflation élevée) qui démarre durant ces années est un phénomène nouveau, contre lequel les mesures traditionnelles sont inefficaces. Enfin, la fin des accords de Bretton Woods signe la disparition de l’un des symboles majeurs du keynésianisme.

La crise d’un modèle économique n’est toutefois pas suffisante pour expliquer sa chute : comme l’énonce un adage des économistes, « it takes a model to kill a model ». C’est le néo-libéralisme qui va porter ce second coup.

B) La conversion des élites

Le néo-libéralisme français n’a guère connu de succès politique depuis sa fondation, mais il n’en a pas pour autant cessé d’agir : dès 1937 sont créées les éditions de Médicis, qui publient des ouvrages libéraux, antisocialistes ou anti-planistes, et joueront un grand rôle dans la diffusion des idées néo-libérales pendant l’après-guerre. Plus largement, après des années de luttes intellectuelles entre différents courants opposés à la planification (néo-capitalistes, partisans d’un laisser-faire plus radical, néo-libéraux français…), le néo-libéralisme sorti vainqueur, et acquit une certaine influence auprès du patronat au gré de la recomposition des syndicats patronaux.[12]

La seconde victoire des néo-libéraux eut lieu au sein même de l’administration française. Jusqu’aux années 70, celui-ci détenait la quasi-totalité de l’expertise économique, marquée par une grande hétérogénéité des idées de ses membres. Cherchant à se distinguer dans ce milieu par une excellence reconnue au niveau international, une partie des économistes d’État, notamment derrière Edmond Malinvaud, va se tourner vers les théories néo-libérales en vogue aux États-Unis[13], et s’assurer une hégémonie idéologique à l’intérieur des ministères. Ce monopole d’État de l’expertise influe également sur l’expertise des partis politiques ou des organisations syndicales : l’essentiel de leurs experts des politiques économiques ne peut que provenir de l’administration elle-même, le reste des experts potentiels, par exemple les professeurs d’université, étant maintenu loin des centres de décisions. Lorsque l’État s’ouvre à l’expertise civile – et ouvre à la société civile son expertise -, la conversion néo-libérale est déjà bien entamée. Même les plus réticents doivent faire face à la crise du keynésianisme et du modèle français, et donc employer les mêmes modèles, raisonner dans les mêmes termes que les néo-libéraux.[14] Avant le personnel politique, c’est donc d’abord le personnel administratif de l’État qui abandonne le « modèle français ».[15]

Une troisième victoire se fait auprès des intellectuels. Face à l’Union de la gauche, en pleine guerre froide, une partie de la France prend peur : l’État « socialo-communiste », comme l’État soviétique, serait promis à une vocation totalitaire. Dans les forums intellectuels, on trouve alors autant des militants libéraux qui voient depuis toujours dans le planisme un danger[16] que des « nouveaux philosophes », anciens militants d’extrême gauche tout aussi hostiles à l’État.

La quatrième victoire des néo-libéraux porte sur la construction européenne. Depuis les années 30 et la montée des idéologies socialistes ou planistes, les courants libéraux réfléchissent à un moyen d’affaiblir les États, menaces pour la libre entreprise, et élaborent les premières théories d’un marché européen. Ce sont eux qui pousseront la construction européenne de l’après-guerre, dans un double objectif de lutte contre le communisme et de libéralisation des marchés. Financés entre autres par la CIA, ils baseront la construction européenne sur le libre mouvement des capitaux, des hommes, la concurrence et la dépossession par les États de leurs moyens d’action économiques. La libéralisation induite par les traités ne fera toutefois pas effet tout de suite : le discours libéral est à peine audible dans les années 50, et les États resteront assez forts jusqu’à la fin des années 60 pour continuer à établir des politiques interventionnistes nationales malgré la pression extérieure. C’est lors des années 80 que s’opèrera un tournant décisif en faveur de l’UE, résultant à la fois de la signature de nouveaux traités, de la victoire des idées néolibérales et d’une nouvelle valorisation de la construction européenne.[17]

C’est dans ce contexte d’un modèle vieillissant et d’un climat intellectuel de plus en plus favorable au néo-libéralisme que va se dérouler le progressif ralliement d’une partie de la classe politique aux théories libérales.

II) Le ralliement des politiques

Si l’activité intellectuelle des néo-libéraux ne cesse pas durant la période 1940-1969, ceux-ci n’enregistrent que des succès modestes. Ainsi, s’ils obtiennent parfois le vote de telle ou telle loi, ils ne parviennent à aucune réforme de structure : la IVème République conserve son économie planifiée à la française, que la Vème République développera. Quant aux plus grandes victoires, que sont l’adhésion au marché commun ou le rapport du comité dit Armand-Rueff en 1959, celles-ci n’auront d’effet qu’à long terme : il faudra attendre les dernières années du pouvoir gaulliste pour que se fissure l’édifice planificateur, que le marché commun commence à prendre le pas sur les politiques nationales, et que les rapports favorables à une libéralisation de l’économie se multiplient[18]. Bref, si le libéralisme s’immisce aux moyens de « chevaux de Troie »[19], il ne gouverne pas encore : il faudra attendre le départ du Général De Gaulle pour noter la première réelle inflexion gouvernementale en direction du néo-libéralisme.

A) La présidence de Georges Pompidou (1969-1974)

Lorsque Georges Pompidou arrive au pouvoir, le modèle français est déjà fragilisé. Un ancien membre du Commissariat au Plan notait, en 1966 : « déjà, le Plan français a perdu de son emprise sur la majeure partie des secteurs productifs, emportés par le courant du marché élargi. Déjà ses programmes publics font l’objet d’analyses, parfois de révisions, annuelles et les esprits sont préoccupés d’équilibres de courte période. Si cette évolution se poursuivait, de quinquennale la planification deviendra annuelle, de générale sectorielle : elle cessera d’exister. »[20]

Si dans un premier temps le nouveau président semble marcher dans les pas de son prédécesseur, avec un premier ministre porté sur le social, les changements sont notables, et s’accroissent après le remplacement de Jacques Chaban-Delmas par Pierre Mesmer en 1972. Déjà en 1969, Georges Pompidou semble moins disposé à l’égard de l’interventionnisme : « Quand on a choisi le libéralisme international, il faut opter aussi pour le libéralisme intérieur. L’État doit donc diminuer son emprise sur l’économie au lieu de chercher perpétuellement à la diriger et à la contrôler. »[21]. Cela se traduit dans la pratique : rompant avec la politique du Général visant à concentrer les entreprises dans une seule structure puissante à économie d’échelle, il fait adopter la Loi Royer en 1973, qui défend le petit commerce aux dépens de grandes surfaces. Plus généralement, il préférera le maintien de plusieurs grandes entreprises sur un même marché, à leur fusion dans une seule. Outre son action en faveur de la construction européenne, grande force de transition libérale, il modifie également la gestion des entreprises publiques, qu’il presse de se tourner vers un mode de gestion similaire à celui du privé, c’est-à-dire cherchant la rentabilité. Enfin, l’État se replie quelque peu sur plusieurs grands projets, comme les autoroutes, en acceptant la présence de capitaux privés dans les grands projets publics.

Il ne faut toutefois pas exagérer la présidence de Georges Pompidou : si celui-ci a indéniablement rompu avec certains éléments économiques de la tradition gaulliste et instillé une première dose de libéralisme dans l’économie, la place de l’État demeure encore centrale lors de sa mort, et celui-ci aura conduit plusieurs grands projets publics d’industrialisation et de construction d’infrastructures. [22]

B) La présidence de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981)

Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing s’inscrit dans cette évolution. Si les débuts de son mandat sont surtout marqués par une importante relance keynésienne dirigée par Jacques Chirac, l’échec de celle-ci va entraîner la nomination de Raymond Barre au poste de premier ministre – un économiste ouvertement libéral.

La poursuite de la construction européenne contribue à davantage ouvrir les frontières, et donc à accroître l’importance de la concurrence internationale. La France ne parvenant pas à être compétitive sur tous les secteurs, le gouvernement décide de recentrer l’action de l’État sur des créneaux spécifiques. Ce n’est pas là l’abandon de toute politique étatique (l’État réalisera tout de même de nombreux investissements sur des projets centralisés et publics : le TGV, le nucléaire, le Minitel, les communications téléphoniques…), mais cela demeure un infléchissement certain qui laisse de nombreux secteurs lutter sur le marché international.

Raymond Barre entame une politique libérale : la lutte contre l’inflation prend le pas sur la politique du plein-emploi, la rigueur budgétaire limite les dépenses publiques et la libération des prix se substitue au contrôle de l’État.[23] Le plan est affaibli : il n’est plus contraignant, ni même, à partir du huitième plan (préparé en fin du mandat), chiffré. L’État-providence, enfin, est contesté : pesant trop lourd sur le coût du travail, il entraverait le marché. Si aucune mesure concrète n’est prise, l’émergence de ces critiques dans l’administration[24] et dans le discours politique pose les bases pour une remise en cause future du modèle français de solidarité[25].

Ainsi, le mandat de Valéry Giscard d’Estaing s’inscrit dans une progression du néo-libéralisme : des dirigeants se revendiquent désormais ouvertement libéraux, exercent le pouvoir et gouvernent en conséquence. Toutefois, il ne s’agit pas non plus d’une rupture brutale au niveau économique : le changement se fait sur des bases existant depuis de nombreuses années, le Plan n’est pas supprimé mais affaibli progressivement, et l’État continue et sa politique sociale, et le développement de grands projets. Si le libéralisme de Valéry Giscard d’Estaing n’est pas aussi radical que le monétarisme anglo-saxon, il n’en demeure pas moins plus proche du néo-libéralisme français que du planisme gaullien.

C) La présidence de François Mitterrand (1981-1995)

François Mitterrand se présente comme un socialiste, et les deux premières années de son mandat semblent marquer un recul du néo-libéralisme et un retour de l’État. En réalité, 1981 et 1982 ne furent que des parenthèses : l’échec des politiques du Parti Socialiste fut patent, et amena rapidement au « tournant de la rigueur » de 1983, qui consacra le néo-libéralisme. Cette évolution est le fruit de plusieurs processus : d’abord, les pressions économiques dues à la mondialisation. Marché ouvert, traités internationaux, serpent monétaire européen : autant de restrictions empêchant l’efficacité de toute politique « socialiste » avec lesquelles le gouvernement ne rompt pas. Ensuite, le changement idéologique au sein du PS : François Mitterrand avait veillé à empêcher l’émergence d’un groupe fort au sein du parti, qui aurait pu menacer sa position. Il avait donc marginalisé les marxistes du CERES et les plus à gauche des sociaux-démocrates, et promu les sociaux-libéraux et les démocrates-chrétiens, Jacques Delors, Michel Rocard ou Jacques Attali à la place des Jean-Pierre Chevènement. Lorsqu’il accéda au pouvoir, le Parti socialiste consistait plus en une « nébuleuse de clans »[26] qu’en un réel appareil partisan en mesure de gouverner. L’échec des politiques « de gauche » donne donc l’opportunité au versant libéral du parti de s’imposer, qui emploiera la construction européenne pour justifier le changement de politique – et par là, diminuera les possibilités pour l’État d’agir.

Alors, le gouvernement socialiste embrasse les politiques néo-libérales et la désinflation compétitive[27] : ses objectifs sont le recul de l’inflation, la réduction du déficit budgétaire, la signature du traité de Maastricht, la libération des prix, des baisses d’impôts[28]… La planification est encore diminuée : les plans contraignent moins, sont décentralisés, ne sont plus chiffrés. À partir de 1984, la finance est dérégulée, ce qui réduira d’autant plus les marges de manœuvre de la puissance publique[29]. La politique industrielle rejoint le « redéploiement » de Valéry Giscard d’Estaing, et se transforme en politique de l’emploi. De nouvelles visions du monde sont à l’honneur : on développe un discours guerrier dans l’économie. A la place du capitaine d’industrie, on promeut le « gagneur » qui ne prend pas de gants pour l’emporter ; et en cohérence avec cela, on s’en prend à celui qui ralentirait la société – fût-il fonctionnaire, syndicaliste, ou simplement moins motivé.

Politiquement, cette transformation n’affecte pas que le Parti Socialiste : lorsque celui-ci arrive au pouvoir, la droite, qui hésitait entre réminiscences gaullistes et libéralisme, s’allie contre la menace de « l’État totalitaire » et du « socialo-communisme », adoptant d’un bout à l’autre un vigoureux discours anti-Etat[30]. Dès 1984, Jacques Chirac, l’ancien premier ministre keynésien, défend Reagan. Friedrich Hayek reconnaît que « même en France », « le libéralisme classique est devenu la nouvelle pensée »[31]. Devant cette hégémonie idéologique que le PS est incapable d’affronter, les responsables socialistes se réfugient derrière l’image du gestionnaire compétent, capable de gérer une économie mondialisée et libéralisée.

La victoire de la droite en 1986 viendra entériner ce changement, avec le début des privatisations, qui seront ensuite poursuivies par les différents gouvernements, de droite comme socialistes, la libéralisation accrue de l’économie, développée sous Jacques Chirac comme sous Lionel Jospin, la fin d’un modèle social[32].

Ainsi, le passage au néo-libéralisme ne s’est pas effectué en une seule fois, au cours d’un tournant brutal comme ce fut le cas au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Le néo-libéralisme français, plus modéré, s’est traduit dans les politiques et dans les discours par une lente évolution, de Georges Pompidou à François Mitterrand, sur une base posée dès 1957-1958. Le « tournant de la rigueur » ne fit que consacrer un ralliement déjà opéré dans les esprits par les socialistes, qui rejoignirent les rangs des néo-libéraux aux côtés de la droite et de l’État.

Conclusion

Qui fut le traître ? A partir de quel moment les idées libérales sortirent-elles de la boîte de pandore patronale où elles étaient scellées pour partir opprimer les travailleurs, et qui en fut responsable ? Voilà une question qu’on retrouve dans tous les milieux antilibéraux. Chez la gauche radicale, on pestera sur Mitterrand, le « social-traître ». Chez les gaullistes, on critiquera vertement Valéry Giscard d’Estaing, le « libéral », ou, pour les plus intégristes, Georges Pompidou, l’affairiste qui aurait trahi le Général. La vérité est qu’il n y a pas eu de coupure nette, de moment curieux ou un gouvernement aurait subitement remisé au placard les trente ou quarante années précédentes de politique économique et de planification. Le tournant néo-libéral en France a bien eu lieu. Mais, tout comme le néo-libéralisme français fut une idéologie particulière, le tournant français fut réalisé de façon spécifique : ce ne fut pas une rupture brusque, mais un changement progressif sur près d’une vingtaine d’années. Les néo-libéraux, qui veillaient à maintenir une activité intellectuelle, ont profité de la crise connue par l’État-providence pour présenter leur contre-modèle, auquel se sont d’abord ralliées les élites intellectuelles, économiques et administratives, avant que ne s’y rallient peu à peu les élites politiques. Du départ du Général De Gaulle à l’élection de François Mitterrand a lieu un processus où les planificateurs quittent peu à peu le pouvoir et où la pression engendrée par l’appartenance à l’ancêtre de l’Union Européen force ceux qui restent à se placer dans un cadre néo-libéral. Une première inflexion a lieu sous Georges Pompidou, qui sera suivi du mandat plus libéral de Valéry Giscard d’Estaing. Lorsque le Parti Socialiste arrive au pouvoir en 1981, il n’a pas le choix : le modèle keynésien apparait épuisé, la construction européenne condamne le socialisme, les élites socialistes elles-mêmes n’y croient plus, et l’État comme la droite sont dirigés par des convertis au néo-libéralisme. Plus qu’un « tournant » de 1983, il faut peut-être plutôt envisager 1981 et 1982 comme une parenthèse dans l’établissement d’un État néo-libéral, tout comme le gouvernement Daladier de 1938 avait pu sembler une parenthèse libérale dans la construction d’un État planificateur.

Bibliographie

DARDOT Pierre et LAVAL Christian, « La nature du néolibéralisme : un enjeu théorique et politique pour la gauche », Mouvements, 2007/2 n° 50, p. 108-117.

DENORD François, « Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement Social, 2001/2 no 195, p. 9-34.

DENORD François, « La conversion au néo-libéralisme. Droite et libéralisme économique dans les années 1980 », Mouvements, 2004/5 no35, p. 17-23.

DENORD François, « Le prophète, le pèlerin et le missionnaire », in : Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 145, décembre 2002, La circulation internationale des idées, pp. 9-20

DENORD François, « Les idéologies économiques du patronat français au 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2012/2 N° 114, p. 171-182

DENORD François, « Néo-libéralisme et « économie sociale de marché » : les origines intellectuelles de la politique européenne de la concurrence (1930-1950) », Histoire, économie & société, 2008/1 27e année, p. 23-33.

DENORD François, Néo-libéralisme version française, Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007

DREYFUS Françoise, « La révision générale des politiques publiques, une conception néolibérale du rôle de l’État ? », Revue française d’administration publique, n°4, 2010, pp. 857-864

GAUCHON Pascal, Le modèle français depuis 1945, Paris, PUF, 2011 (2002)

JOBERT Bruno et THERET Bruno, « France, la consécration républicaine du néo-libéralisme », in JOBERT Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 21-85

JOHANN Michel, « Peut-on parler d’un tournant néo-libéral en France ? », Sens Public, mai 2008 (http://www.sens-public.org/article/php3?id_article=577)

MASSET-DENEVRE Emmanuel, Le tournant néo-libéral de la politique macro-économique française : une explication en termes d’évolution de la contrainte extérieure, EPEH, 1999.

ROSANVALLON Pierre, La crise de l’État providence, Paris, Seuil, 1992 (1981)

ROUBAN Luc, « L’État à l’épreuve du libéralisme : les entourages du pouvoir exécutif de 1974 à 2012 », Revue française d’administration publique, 2012/2 n° 142, p. 467-490.

Deux mots sur la bibliographie (pour le lecteur qui voudrait chercher un peu sur le sujet et pour l’Adrial qui sommeille en chacun de nous)

Un premier auteur sort du lot – et c’est visible par sa présence dans les références -, c’est François Denord. C’est un auteur reconnu, qui a essentiellement travaillé sur les origines du néo-libéralisme français et sa place dans les années 30-60 et qui utilise beaucoup d’archives inédites. Je recommande son livre Néo-libéralisme version française, qui est clair et plein d’informations – mais vous pouvez aussi lire ses différents articles qui pour l’essentiel retracent l’évolution du néo-libéralisme sur cette période. Une limite toutefois : son propos, qui aborde le sujet sous un angle sociologique, se concentre essentiellement sur ladite période. Il est rare qu’il développe ce qui se déroule durant les années 70 et ultérieures, ou alors au niveau idéologique à droite – vous trouverez bien peu d’analyses sur la présidence Giscard d’Estaing ou le « tournant de la rigueur » de 1983. Enfin, l’auteur est lui-même antilibéral, ce qui ne se ressent pas vraiment dans son propos à mes yeux, mais semble énerver les libéraux à la lecture.

Un article qui mérite d’être mentionné est le chapitre de Bruno Jobert et Bruno Théret dans Le tournant néo-libéral en Europe. Une soixantaine de pages synthétiques qui couvrent la transition néo-libérale en France, en s’intéressant pas mal à l’administration et à l’expertise publique, une analyse curieusement absente des textes de Denord.

Une autre recommandation est à faire à propos du livre de Pascal Gauchon, Le modèle français depuis 1945. C’est un petit ouvrage, très simple et accessible, très synthétique, qui ne parle pas vraiment de libéralisme, et qui me semble bien présenter son sujet.

Un dernier livre, sur lequel je préciserai quelques points, est celui de Pierre Rosanvallon, La crise de l’État-providence. Rosanvallon est un militant politique, et son propos s’en ressent. Le livre est divisé en trois parties : une analyse de la crise que connaîtrait l’État (le livre date de 1981, c’est donc un retour sur les dix années écoulées), une histoire résumée du libéralisme et de ses penseurs (avant le tournant de la rigueur et la mainmise durable de Reagan et Thatcher sur leurs pays donc) et les solutions de Rosanvallon pour sortir de la crise (et là le propos quitte le scientifique pour devenir strictement politique). Rosanvallon est de centre-gauche et semble déterminé à poser des limites à l’État – en bon social-démocrate, il lui préfère au-delà d’une certaine limite la société civile. C’est par cette analyse (du « trop d’État », « trop d’attente de l’État ») qu’il aborde donc sa première et troisième partie. Si ça n’est pas gênant dans la troisième – qu’on peut apprécier ou balayer d’un revers de la main sans grands problèmes puisqu’elle se veut moins une étude objective qu’une proposition politique -, cela peut l’être plus dans la première. C’est donc le livre le plus engagé de la liste, ce qui n’est pas nécessairement un mal, mais qu’il vaut mieux garder à l’esprit. Plus gênant : l’analyse de la crise de l’État à proprement parler ne couvre qu’un tiers du livre.

La discussion continue ici : http://www.raphp.fr/fofo/viewtopic.php?f=2&t=2148

Références et notes de bas de page

[1] DE GAULLE Charles, discours du 8 mai 1961

[2] DE GAULLE Charles, « Le salut (1944-1946) » in Mémoires de guerre, Plon, Paris, 1999, page 122

[3] Citation d’André Malraux, futur ministre de la culture du Général de Gaulle, en 1949

[4] Citation de Ségolène Royal, dans une interview à Paris Match, le 15 février 2007, de Nicolas Sarkozy, lors de sa visite à l’usine d’Alstom le 17 mars 2009 ; également attribuée à François Mitterrand durant la campagne électorale de 1986

[5] Citation de Claude Allègre, ministre de l’Education, dans un article du journal Le Monde le 24 juin 1997

[6] Citation de Lionel Jospin lors d’une visite aux usines Michelin le 16 septembre 1999

[7] HOLLANDE François et MOSCOVICI Pierre, L’heure des choix : pour une économie politique, 1991, page 376

[8]« Entre ne rien faire et administrer tout, l’État libéral prend le parti de tout surveiller en disant le droit, en faisant respecter par tous la loi égale pour tous. Il ne prétend pas se substituer au jeu régulateur de l’équilibre économique, mais il vise à dégripper, au nom de l’intérêt collectif, les facteurs naturels de l’équilibre. […] En résumé, le libéralisme constructeur admet l’ingérence juridique de l’État pour protéger la libre compétition qui seule permet de sélectionner les valeurs […]. » Louis Rougier, cité par STEINER Yves in « Louis Rougier et la Mont Pèlerin Society : une contribution en demi-teinte », Cahiers d’épistémologie du département de philosophie, Université du Québec, n°2005-10, p. 38-39.

[9] « Être [néo-]libéral, ce n’est pas comme le manchestérien, laisser les voitures circuler dans tous les sens, suivant leur bon plaisir, d’où résulteraient des encombrements et des accidents incessants ; ce n’est pas, comme le planiste, fixer à chaque voiture son heure de sortie et son itinéraire ; c’est imposer un Code de la route, tout en admettant qu’il n’est pas forcément le même au temps des transports accéléré qu’au temps des diligences. » ROUGIER Louis in « Travaux du Centre international d’études pour la rénovation du libéralisme », Le Colloque Lippmann, Paris, Librarie de Médicis, 1939, page 16.

[10] « La confusion entre libéralisme et état de nature, entre néolibéralisme et « jungle darwinienne », permet encore aujourd’hui de légitimer, dans le sillage du SPD allemand, un ralliement des gauches gouvernementales européennes à la forme contemporaine dominante du libéralisme, c’est-à-dire à un « management conscient » du marché, selon la formule employée par Walter Lippmann dans les années 1930. L’idée que tout encadrement du marché serait en soit la marque d’un progrès est en réalité l’alibi d’un renoncement à pratiquer une politique non-libérale » DARDOT Pierre et LAVAL Christian, « La nature du néolibéralisme : un enjeu théorique et politique pour la gauche », Mouvements, 2007/2 n°50, p. 116

[11] ROSANVALLON Pierre, La crise de l’Etat-providence, Paris, Seuil, 1992 (1981)

[12] Pour l’évolution idéologique du patronat, voir DENORD François, « Les idéologies économiques du patronat français au 20ème siècle », Vingtième Siècle, Revue d’histoire 2/2012 (N°114), p. 171-182.

[13] Qui n’est pas le même néo-libéralisme qu’en France, mais qui ouvre autant, sinon plus, la voie à une remise en question de l’intervention de l’État et à une revalorisation du marché.

[14] Pour l’évolution idéologique de l’expertise publique, voir JOBERT Bruno et THERET Bruno « France : la consécration républicaine du néo-libéralisme », in JOBERT Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 21-85

[15] Si l’influence de cette ouverture sur l’État reste à déterminer, il faut rappeler qu’elle n’a pas eu lieu que dans un sens, et que le personnel et l’expertise privé ont pu à leur tour participer à la définition des politiques publiques. Ainsi, dans une étude sur l’évolution sociologique des proches du pouvoir exécutif depuis 1974, Luc Rouban note « Cependant, les personnels qui accèdent aux entourages du pouvoir exécutif ont changé. Très souvent, ils ont acquis une expérience dans les entreprises privées et ont reçu une formation dans les écoles de commerce. Leur destin professionnel les conduit fréquemment vers les entreprises. Ils s’engagent en politique bien plus souvent qu’autrefois, mais fréquentent beaucoup moins les cabinets ministériels. » ROUBAN Luc, « L’État à l’épreuve du libéralisme : les entourages du pouvoir exécutif de 1974 à 2012 », Revue française d’administration publique, 2012/2 n°142, page 490.

[16] « L’Union de la gauche et son Programme commun suscitent un ensemble de mobilisations sectorielles en faveur du libéralisme, orchestrées par des groupes militants situés à la jonction entre univers patronal, intellectuel et politique. Bien qu’ils n’aient pu empêcher la défaite de 1981, ils ont joué un rôle décisif dans l’acclimatation des idées libérales à droite. » DENORD François, « La conversion au néo-libéralisme, Droite et libéralisme économique dans les années 1980 », Mouvements, 2004/5 n°35, p. 17

[17] Sur les racines néo-libérales (et ordo-libérales) de la construction européenne, on peut lire DENORD François et SCHWARTZ Antoine, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, 2009, 138 p.

[18] Après le rapport Armand-Rueff de 1959, il faudra attendre le rapport Nora de 1967, le rapport Montjoie de 1968, et le rapport Marjolin-Sadrin-Wormser de 1969 pour que s’étoffe la liste des rapports en faveur du libéralisme.

[19] « La stratégie de Hayek est métapolitique : il s’agit de maintenir l’existence d’un courant néo-libéral, d’entourer progressivement l’adversaire comme au jeu de go, en attendant que les conditions historiques et institutionnelles permettent l’unification des élites économiques et politiques autour de ses thématiques », DENORD François, « Le prophète, le pèlerin et le missionnaire », in : Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 145, décembre 2002, La circulation internationale des idées, page 15

[20] BAUCHET Pierre, La planification française. Vingt ans d’expérience, Paris, Editions du Seuils, 1966, page 337

[21] Georges Pompidou, cité in KNAPP Andrew, Le gaullisme après De Gaulle, Paris, Editions du seuil, 1994, page 270

[22] Il est souvent cité à propos de la présidence Pompidou la « loi de 1973 » qui aurait interdit à l’État d’emprunter auprès de la Banque Centrale, laissant la puissance publique aux mains des banquiers privés, ce qui n’est en fait pas le cas. Pour plus d’explications, on peut s’intéresser à cet article (assez technique) réalisé par deux citoyens : http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/la-loi-de-1973-accusee-a-tort-d-112199

[23] « Le plan Barre marque une première rupture avec le passé keynésien : la stabilité monétaire passe avant le plein-emploi. La deuxième rupture est le refus d’une politique conjoncturelle et discrétionnaire et la préférence pour une action continue et de longue haleine. La troisième rupture est le désir de s’attaquer aux causes structurelles de l’inflation et de restaurer les mécanismes du marché concurrentiel plutôt que de multiplier les interventions de l’État. », GARELLO Jacques, « Le libéralisme depuis cinq ans », Liberté économique et progrès social, n°26, avril-mai-juin 1977, pp. 23-24

[24] Rapport produit par des élèves de l’ENA de la promotion Guernica dans la Revue française des affaires sociales, numéro spécial « perspectives de la sécurité sociale », juillet-septembre 1976

[25] « Avec le gouvernement Barre commence à se mettre en place un processus promis à un avenir durable, hormis la parenthèse mitterrandienne de 1981-1983 : le transfert aux autres domaines de politiques publiques, surtout les politiques sociales, du référentiel néo-libéral de marché. » JOHANN Michel, « Peut-on parler d’un tournant néo-libéral en France ? », Sens Public, mai 2008, page 11. (http://www.sens-public.org/article/php3?id_article=577)

[26] JOBERT Bruno, (dir.), Op cit., page 50

[27] « L’ouverture sonne le glas de la stratégie de croissance forte qui avait prévalu de 1981 à 1983. (…) Cette politique de dévaluation compétitive est remplacée par la désinflation compétitive. » GAUCHON Pascal, Le modèle français depuis 1945, Paris, PUF, 2002, page 91

[28] Ainsi, l’impôt sur les sociétés passe par exemple de 50% à 33% de 1985 à 1993.

[29] Pour une étude de l’effet de la libéralisation financière sur les marges de manœuvres des politiques publiques, voir MASSET-DENEVRE Emmanuel, Le tournant néo-libéral de la politique macro-économique française : une explication en termes d’évolution de la contrainte extérieure, EPEH, 1999.

[30] DENORD François, « Un libéralisme réactionnel », Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007, pages 293-302

[31] Le Figaro Magazine, 10 mars 1984

[32] Il ne s’agit pas seulement de la restriction de l’Etat-providence, mais également de la gestion des affaires publiques, désormais gérées avec les méthodes du privé. Voir : DREYFUS Françoise, « La révision générale des politiques publiques, une conception néolibérale du rôle de l’État ? », Revue française de l’administration publique, n°4, 2010, p. 857-864

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