Un plaidoyer pour la deuxième gauche
Un épais volume de 943 pages, visant à retracer l’évolution de la gauche à travers les âges, paru en 2012 peu après la victoire du candidat socialiste à la présidentielle ? Voilà qui a de quoi susciter l’intérêt. Plusieurs des principaux journaux ont d’ailleurs salué l’ouvrage en tant que nouvelle référence sur l’histoire des gauches, l’équivalent pour celle-ci de La droite en France de René Rémond. Qu’en est-il vraiment ?
Dans un premier temps, on reconnaîtra que le livre couvre bien son sujet, parfois davantage que bon nombre d’autres ouvrages sur la question : son étude commence en 1762, avant-même la Révolution Française, s’interroge sur la filiation de la gauche vis-à-vis des philosophes des Lumières, du jansénisme ou encore des jésuites ; et s’achève sur des observations contemporaines. L’approche adoptée constitue simultanément son intérêt et l’un de ses points faibles : il délaisse les partis politiques comme principal objet d’étude pour se concentrer sur les « familles » idéologiques qui les traversent, oubliant au passage les contextes économiques et sociaux. Le résultat en est d’une part une classification originale et agréablement plus cohérente des gauches que chez beaucoup d’autres auteurs, et d’autre part une nette herméticité à la lecture.
Deux défauts grèvent en effet ces Gauches Françaises : le premier vient de cette focalisation sur un aspect des gauches, au détriment de l’explication du reste, et notamment du contexte. Celui qui voudrait s’essayer à la lecture de l’ouvrage ferait bien de disposer d’une bonne base de connaissances sur la (longue) période traitée, car les sujets défilent sans même être présentés au-delà de l’effet produit sur les gauches – une phrase symbolisant bien ce souci est l’affirmation que le progrès selon Condorcet représenterait une « revanche tardive de l’hérésie pélagienne sur l’augustinisme » (page 46), sans plus de précisions.
L’autre faiblesse du livre relève du parti pris de son auteur. Libéral-libertaire, adepte de la « seconde gauche » de Rocard, J. Julliard affiche tout du long une préférence pour son camp : les girondins contre les jacobins, Voltaire contre Rousseau (pré-totalitaire), Danton contre Robespierre (un horrible dictateur), Blum contre Thorez (un humaniste contre un stalinien vendu au totalitarisme), Mitterrand contre Marchais (un fin tacticien contre un « esprit médiocre et âme basse » !)… De là, une tendance permanente dans le livre à critiquer toute politique radicale, à admirer le « réalisme » et la « modération », à vomir le communisme (un totalitarisme – le mot revient souvent – mis au même niveau que le nazisme) en se passant le plus souvent d’explications (il ne faut pas s’attendre ici à une étude poussée du PCF et de son idéologie, les périodes où celui-ci dépassait le SFIO étant globalement éludées) et à valoriser la décentralisation, la politique de l’offre, l’Europe, l’alliance avec la bourgeoisie plutôt que la lutte des classes… et ce jusqu’à des proportions presque caricaturales pour ce qui se veut un propos d’historien neutre (« la gauche qui pense large » [europhile et favorable à la mondialisation] par rapport à « la gauche qui pense étroit » [la gauche jacobine, donc nationaliste, donc la gauche de la guerre], ou encore un naïf couplet sur le « capitalisme à visage humain »).
Or, pareilles positions ne se retrouvent pas que dans les commentaires de l’auteur : ce sont malheureusement l’approche du livre, ses raisonnements et ses sources qui reposent sur des poncifs et des partis pris contestables. Ainsi en est-il des sources employées – de François Furet, historien libéral et anti-jacobin qu’il couvre de louanges, à Stéphane Courtois et Marc Lazar, comptant parmi les auteurs de l’inepte Livre Noir du Communisme. Inversement, on cherchera avec peine les Mathiez, Soboul…
Mais au-delà de ce militantisme à moitié assumé, le livre, on l’a dit, a ses forces. Malgré la présence de clichés vétustes, il renferme des analyses intéressantes et qui méritent qu’on s’y arrête. Alors que la classification des différents segments de la gauche est souvent poussive et inconsistante d’un auteur à l’autre, celle de Julliard évite le piège de la catégorisation par organisation. Parmi la gauche, depuis sa fondation, il distingue quatre grands courants :
- La gauche libérale : c’est celle de Thiers ou Benjamin Constant. Favorable au libre marché et à l’individualisme, la gauche libérale se distingue de la droite libérale par son rapport aux institutions : là où les seconds estiment que la liberté du commerce entraîne mécaniquement les libertés politiques, les libéraux de gauche considèrent que l’un ne va pas sans l’autre – ils sont donc démocrates.
- La gauche jacobine : la gauche de Robespierre ou Chevènement, c’est la gauche de l’Etat-nation. Sa finalité dernière est le bien de l’individu, et son moyen d’action est l’Etat. Elle défend la centralisation, les institutions, la nation une et indivisible (donc sa souveraineté), l’intervention publique, la laïcité… – en un mot la République telle qu’on la définit en France.
- La gauche collectiviste : la gauche de Guesde ou des premières années du Parti Communiste. Elle valorise le collectif, l’égalité concrète, la propriété commune – l’auteur en dresse un portrait sombre, de gauche totalitaire uniquement préoccupé des rapports entre le collectif et l’Etat.
- La gauche libertaire : la gauche de Proudhon ou de Bakounine. Comme les libéraux, ils placent la liberté avant l’égalité, mais rejettent pour ce faire l’autorité en général, pas seulement celle de l’Etat. Ils peuvent rejoindre les collectivistes sur la question de la propriété – mais s’opposent à eux sur l’essentiel.
Ces quatre courants peuvent se manifester sous une forme « pure », mais se croisent et s’hybrident le plus souvent : la gauche opportuniste et radicale de la IIIème République fut à la fois libérale en économie et jacobine sur la question institutionnelle et laïque, des collectivistes comme Jaurès ou le Parti Communiste de l’après-guerre parvinrent à allier le drapeau rouge et le drapeau tricolore en se faisant aussi jacobin qu’ils pouvaient l’être. D’autres encore comme Daniel Cohn-Bendit se revendiquent libéraux et libertaires. Certains croisements fonctionnent mieux que d’autres : jacobins et collectivistes se rejoignent aisément, tout comme les libéraux et les libertaires ; tandis que des alliances jacobine/libérale, collectiviste/libertaire sont plus difficiles ; et que d’autres enfin, relèvent de l’impossible (imagine-t-on un collectiviste libéral ou un jacobin libertaire ?).
Que retenir, en définitive, de ces Gauches Françaises ? Qu’il s’agit, d’abord, d’un ouvrage militant avec les biais et défauts habituels de ce genre de travaux. Mais aussi qu’il propose un regard original sur les courants idéologiques de la gauche, qui le sauve de la platitude sociale-démocrate ordinaire et parvient à faire cohabiter de façon cohérente Hollande, Chevènement et Duclos au sein d’une même famille politique. Une avancée certaine – en attendant un véritable ouvrage de référence.
JULLIARD Jacques, Les Gauches Françaises, 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Paris, Flammarion, 2012, 943 pages
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